U can't touch this [Karyu + Free]

22h10. Putain, encore ces deux corniauds. Faut croire qu'ils kiffent emmerder les jeunots. Avec leurs gueules d'ivrognes et leur haleine de phoques, ils devraient quand même se rendre à l'évidence : les hôtes du Born sont de trop grand standing pour s'abaisser à fréquenter des loques pareilles. C'est la troisième clope à peine entamée que je jette sur le bitume ce soir. Merde, ça coûte un max cette marque!

Je reviens avec un bel hématome sur la joue gauche, et un petit trait de sang à la lèvre inférieure. Rien de bien grave. La barre de fer qui m'a été ce soir d'une grande aide repose à côté des corps. Les flics vont pas tarder à arriver. Et comme d'habitude, Kai plaidera en ma faveur. Il a pas le choix, c'est moi qui le certifie qu'il ne trouvera pas son club réduit en cendre un beau matin. Et les flics, ils auront pas le choix non plus. Déjà parce que Kai a une belle gueule -ça, ça aide- et ensuite parce que je soupçonne le club de leur filer une part des bénéfices chaque mois. Ah, magouille quand tu nous tiens...

Au fond de la pièce, j'aperçois Leda. Apparemment, le pourboire va être juteux ce soir. Il entraîne un client dans la pièce rouge. Cette avec une lumière tamisée et du champagne à volonté. Celle qui signifie que la pêche a été bonne, et que c'est pas terminé. Je m'assure d'un rapide coup d'oeil qu'ils ne sont pas suivis, puis je m'approche du bar, j'aide Kai à essuyer quelques verres ruisselant d'eau de vaisselle, et je vais m'asseoir dans le fond de la pièce, à une table en ébène qui m'est réservée. La pochette cartonnée n'a pas bougé. Je sors les dossiers pendant que l'un des serveurs passe pour poser un jus de citron sur le coin de ma table. Je continue de lire. Apparemment, je pourrai pas m'acheter une nouvelle bécane avant quelques mois. Les factures, les impôts, les charges... c'est de pire en pire. Je devrais peut être arrêter de refuser les promotions lorsque Kai me les propose...

Après la deuxième gorgée, les bornes de ma patience -déjà toute relative- furent franchies. Je remis un peu d'ordre dans mes dossiers. Levai le nez. Aucune source de conflit quelconque. Pas la moindre petite chamaillerie. Bon, la soirée n'était pas si terrible. Je prends une autre gorgée de jus de citron. L'acidité me brûle à nouveau les lèvres. Surtout la moitié droite de la lèvre inférieure. Celle qui a morflé. Je repose le verre sur la table. Ce type, là-bas au fond... Je l'ai jamais vu par ici. Il est plutôt strange. On dirait qu'il est pas particulièrement enchanté d'être là, et pourtant il reste. Quel idiot...

En me levant je manque de renverser mon verre. Maladresse habituelle. J'sais pas ce qui m'arrive ce soir mais niveau coordination des mouvements c'est pas top moumoutte. Bref. Je ramène le verre au bar. Kai s'en occupe, bien sûr. Il me dit pas un mot. Il a encore pas mal de verres à servir. Et puis j'vais pas le déranger dans son taff. Il me dérange pas dans le mien. Y a pas de raison.

Cette fois je prends juste quelques glaçons que j'enveloppe dans une serviette propre. Je pose tout ça sur ma joue. Quelque part j'me dis que ça sert pas à grand chose. C'est un peu tard, je sens déjà l'oeuf de pâques sur ma pommette. P'tain. J'aurais dû y penser avant. J'vais avoir l'air con avec ma joue violette. Sans trop savoir pourquoi, je croise le regard du gugus qui est encore de l'autre côté de la salle. Il fait rien. Il commande rien. Trop bizarre. Gêné, je détourne la tête. J'sais pas trop pourquoi. Sans doute la fierté. La peur que l'image du gardien overpuissant et toujours sur le coup soit entâchée par ce petit bleu qui, je dois l'avouer, me fait un mal de chien...